Le plus beau jour de ta vie

Maylis
9 min readJun 4, 2021

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Je fais partie de ces gens qui ont toujours voulu avoir une famille, des enfants. Je n’y ai jamais réfléchi plus que ça, ça m’a toujours paru assez évident. Probablement parce que ça nous est présenté comme une évidence, mais pas que.

Début 2017, j’avais 29 ans, on a commencé à essayer en se disant qu’on aurait un bébé pour début 2018. Mais le 1er février, je suis tombée enceinte. On était ravi même si c’est arrivé plus vite qu’on ne le pensait. J’ai été malade pour la première fois le 17 février, je m’en rappelle parce que c’était le jour des trente ans d’une très bonne amie. J’ai été malade pendant trois mois, je me suis empiffrée pour essayer de faire passer cette nausée tenace, qui s’estompait seulement quand mon estomac était bien plein. J’ai pris pas mal de poids. J’angoissais un peu de me faire “gronder” par ma médecin mais j’espérais surtout que ça passerait vite.

Au bout de 12 semaines de grossesse, j’ai eu rendez-vous dans l’hôpital où j’allais accoucher pour la première échographie. On était un peu stressé, tu penses toujours au pire possible dans ces situations : et si… Notre tour est venu, nous ne connaissions pas la gynécologue. Elle était grande et rigolote, faisait des blagues pour détendre l’atmosphère. Elle me pose quelques questions sur le début de grossesse puis pose l’embout de l’échographe sur mon ventre et dit aussitôt : “Ah! il y en a deux”. On se regarde interloqué, on se demande ce qu’elle veut bien vouloir dire… Il a deux bras ? Deux jambes ? Deux yeux ? Deux oreilles ? C’est plutôt une bonne nouvelle ! Devant notre air imbécile, elle enchaine : “Ah vous ne le saviez pas ? Et bien il y a deux bébés. Dans deux poches. Avec deux placentas.” Alors là… Et pourtant je m’en suis tapé des “et si” dans ma tête dans la salle d’attente, mais pas celui là. Je ne me rappelle de plus rien du reste du rendez-vous après cette annonce. Je me rappelle juste de Ben et moi marchant hagards dans les couloirs de l’hôpital et essayant de digérer la nouvelle. Il ne nous a pas fallu trop de temps pour l’accepter et trouver ça plutôt cool même si c’était un peu stressant.

La suite de ma grossesse s’est plutôt bien déroulée. Les nausées se sont atténuées, j’ai assez vite eu un gros ventre. Quand j’étais enceinte de 5 mois on me disait “Ah c’est pour bientôt !” alors que… Non pas vraiment. Je suis partie à Prague enceinte de 6 mois. Tout allait bien. A partir de début septembre j’ai commencé à devoir faire pas mal d’aller retour à l’hôpital car j’avais beaucoup de rendez-vous de suivi. Le 14 septembre, après de longues discussions entre gynécos à l’hôpital, on m’a demandé si je voulais faire les piqures de corticostéroïdes pour accélérer la maturation des poumons au cas où. Je n’étais pas spécialement en menace d’accouchement prématuré, c’était juste parce qu’elles étaient deux et qu’une était un peu petite. Je ne savais pas quoi dire. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi on me demandait mon avis vu que je n’ai aucune compétence médicale. Au final j’ai demandé à la gynéco ce qu’elle ferait à ma place. J’ai fait l’injection, je suis rentrée chez moi. La nuit suivante à 4h00 du matin, j’ai pissé au lit. Enfin sur le coup, j’ai cru que je m’étais pissé dessus. Elle commençait à me faire chier cette grossesse, je pouvais pas manger ce que je voulais, j’avais les jambes gonflées comme des ballons et maintenant je me pissais dessus. Vraiment, que du plaisir. Je me lève, je vais aux toilettes. Mais, ça ne s’arrêtait pas. J’avais plus envie de faire pipi pourtant. Mon cerveau finit par s’allumer tant bien que mal: je venais de perdre les eaux. Assise sur les toilettes, j’appelle Ben, j’essaye de le réveiller. Je lui dis que j’ai perdu les eaux. Il me répond : “Non mais t’es sûre ?”. Oui, là, je suis sûre. On n’avait rien préparé, je lui colle la liste pour le sac d’accouchement entre les mains. La tête dans le cul, il le remplit tant bien que mal. Je me douche, je m’empaquète dans une serviette éponge pour pas flinguer la voiture, parce que oui, ce qu’on ne voit pas dans les films c’est que ça continue de couler LONGTEMPS quand on perd les eaux. Et nous voilà sur la route de l’hôpital à 5h30 du matin. Semi excités, semi paniqués. J’étais enceinte de 34 semaines. Elles avaient 7 semaines d’avance.

On se gare “à la meilleure place”. Bon… Chacun ses priorités. On arrive aux urgences gynéco. Une sage femme m’ausculte et confirme que j’ai bien perdu les eaux. On m’installe dans une salle avec un monitoring. On attend environ une demi heure puis la gynécologue de garde que j’avais vue une fois ou deux en consultation rentre, s’assoit sur mon lit et pose doucement sa main sur ma jambe. Ma première réaction c’est de vérifier sur le monitoring que les deux coeurs battent toujours. C’est le cas. Je sais qu’elle a une mauvaise nouvelle à m’annoncer vu son air contrit. Je m’attends au pire. Elle m’annonce que la nuit dernière, toutes les places en service de néonatalogie ont été pourvues et que donc il n’y a plus de places pour mes enfants ici. Je comprends pas vraiment sur le coup, je me dis que je vais devoir repartir dans ma petite voiture et aller accoucher ailleurs. En fait ce qu’elle voulait dire c’est que moi j’allais rester ici mais qu’elles, elles allaient partir. Je suis presque soulagée, je m’attendais vraiment à une annonce dramatique. On me prépare pour le bloc, on m’y emmène. Il fait froid, je suis toute seule et en même temps entourée d’au moins huit personnes affairées. La première chose que je me dis c’est: on dirait Grey’s Anatomy. L’anesthésiste me fait une rachi-anesthésie puis se met à raconter sa partie de golf à son interne. Le décalage entre eux qui discutent de leur week-end et moi qui suis terrorisée me fait rire. Je trouve la situation absurde. Il doit être environ 8h00 puisqu’ils sont relevés tous les deux par une nouvelle anesthésiste et son interne. Une infirmière vient m’expliquer qu’ils ne peuvent pas garder les bébés dans le bloc car il fait trop froid et qu’ils vont juste me les montrer vite fait avant de les emmener auprès de la pédiatre et de l’infirmière. Ben me rejoint au bloc. Ça me rassure un peu. Puis en 5 minutes, le premier bébé est sorti, ils nous la montre: Valentine est née. Je n’ai pas pu la voir vraiment tellement c’était rapide, ni la toucher ou l’entendre pleurer. Ben est très ému. Il dit : “Je suis papa” et une larme perle sur sa joue. Je suis touchée par son émotion mais moi je ne ressens rien. Tout va trop vite, je ne peux pas bouger, j’ai la lumière dans les yeux. On me montre un deuxième bébé, que je ne vois pas mieux et ne peux pas toucher non plus. C’est Margaux. Puis tout le monde part. Elles, les infirmières, Ben. Et moi, je reste là. J’entends la gynécologue qui explique des choses à son interne. Je suis toute seule. Et j’attends. Qu’on me recouse. C’est long. Au bout d’un moment, une infirmière passe la tête dans le bloc pour me tenir au courant de ce qu’ils font sur les bébés. “Elles vont bien, rassurez-vous”. Mais j’étais pas inquiète, je sais même plus où j’habite ni comment je m’appelle. Au bout d’un long moment, on me déplace en salle de réveil. Je suis toujours toute seule. J’attends. Je voudrais dormir mais je sais qu’il faut que je lutte. Je veux les voir. Ben me rejoint il me montre des photos de deux aliens, l’un dans un sac poubelle avec un bonnet sur la tête et l’autre avec des fils de partout. C’est quoi ces trucs ? Je ne sais pas mais je veux quand même les voir. Les toucher, leur dire que tout va bien se passer parce que Maman est là. Mais Maman n’est pas là. Elles doivent partir, le Samu attend. Ils passent me voir avec les deux bébés dans des couveuses mais les couveuses sont trop hautes et le lit est trop bas. Je ne peux pas me redresser, je ne les vois pas très bien et je ne peux toujours pas les toucher. Un clignement d’oeil et elles sont parties. Dans leur camionnette qui les emmène ailleurs.

Ben reste un peu avec moi, on informe nos familles de la naissance puis lui aussi s’en va rejoindre les filles dans un autre hôpital, dans une autre ville, dans un autre département. Je m’endors quelques heures puis on m’emmène dans une chambre. Un jolie chambre avec une jolie vue. L’infirmière m’explique qu’elles m’ont mise dans un coin isolé pour que je n’entende pas les bébés des autres pleurer. Je vais les entendre plusieurs fois m’appeler dans le couloir “la dame sans les bébés” pendant mon séjour. L’une d’entre elles vient me voir puis me dit qu’ils vont essayer d’organiser une ambulance pour que je puisse aller voir les filles quelques heures dans la journée mais que pour ça je dois être capable de me lever et d’aller aux toilettes seule. Les effets de l’anesthésie commencent à s’estomper. J’ai le bas du ventre en feu. Peu importe. Vers 18h00, dix heures après avoir accouché, je suis debout. J’arrive même à marcher et aller aux toilettes toute seule. L’infirmière n’est pas du tout contente que je me sois levée sans la prévenir mais je m’en fiche. Moi, là, c’est comme si j’étais dans Koh Lanta. J’ai une épreuve : pisser toute seule. Je dois la réussir. C’est tout. Je passe des heures assise sur les chiottes. Mais ça sort pas. Pendant toute la journée je reçois des photos de mes enfants que je n’ai jamais vus, ni touchés. Je réalise pas tellement que ce sont mes enfants. Des photos avec leur père, puis avec les grands-parents. Les oncles et tantes. En fait, il n’y a que moi qu’elles n’ont jamais vue. Je suis là toute seule. Et eux, ils sont ensemble. Avec elles. J’ai l’impression de me faire spolier le plus beau jour de ma vie. C’est ma famille à moi.

J’ai fini par réussir à aller aux toilettes, une ambulance sera organisée pour le dimanche (j’avais accouché le vendredi à 8h). Je rencontre enfin mes filles. L’une est en néonatalogie et l’autre en réa néonat. Ça me fait mal au coeur qu’elles aient été séparées en plus d’être séparée de moi. Elles sont petites, elles sont maigres, elles n’ouvrent pas beaucoup les yeux, je me suis sentie instantanément coupable en pensant qu’elles n’étaient vraiment pas très belles mais l’immensité de ma responsabilité à leur égard me tombe sur les épaules d’un coup. Je suis fatiguée, je pleure beaucoup, je les porte, je fais du peau à peau le plus longtemps possible. La cicatrice me lance mais peu importe. Puis il faut repartir. Je fais les allers retours pendant quelques jours puis la bonne nouvelle, elles reviennent dans le même hôpital que moi. Au même étage. Je peux aller les voir quand je veux. Après une journée interminable à attendre qu’elles soient transférées, elles sont là. Je passe mes journées là-bas, les visites autres sont interdites donc on se retrouve enfin. Juste nous. J’avais apporté deux petits doudous lapins à la maternité mais ils sont presque aussi gros qu’elles alors au lieu de leur donner, je les ai gardés. Je dors avec toutes les nuits, ça me donne un peu l’impression de les avoir près de moi. Ce sont de petits détails idiots comme ça qui aident à tenir le coup.

Elles sont restées 4 semaines en néonat. Dans des couveuses d’abord puis en berceaux. J’ai quitté l’hôpital au bout de huit jours. Mon mari est retourné travailler et moi je faisais les allers-retours pour aller les voir tous les jours. On passait nos soirées ensemble là-bas. Je payais environ 40e le parking de l’hôpital tous les jours simplement pour être auprès de mes enfants. Puis elles sont rentrées à la maison. Le 6 octobre. Le lendemain, j’ai eu trente ans. Joyeux anniversaire Maman.

En rentrant, on était soulagé. On s’est dit : “Enfin ça y est. C’est fini.”. On ne savait pas qu’en fait c’était le début d’une tornade qui allait secouer nos vies pendant plus de deux ans. Ça a été très dur, on a cru mourir de manque de sommeil, on s’est demandé pourquoi on avait décidé d’avoir des enfants, puis tout passe. Elles ont fini par dormir plus de deux heures d’affilés, par s’alimenter normalement, par ne plus être malades en permanence. Elles se sont mises debout, ont marché, ont parlé, sont allées à l’école. Ce sont mes deux êtres humains préférés de la galaxie. Le soir quand elles se couchent elles disent “je t’aime maman !” joyeusement et elles ne savent pas que ces moments là c’est ce que j’ai de plus précieux dans ma vie.

J’ai mis du temps à réussir à raconter mon accouchement à quelqu’un sans me mettre à pleurer, j’ai mis du temps à réussir à écouter les récits d’accouchements “heureux” sans pleurer. C’était une des expériences traumatisantes de ma vie. Ce n’était pas le plus beau jour de ma vie. Mais peu importe. Quand je les entends rire, tout ça ne compte plus.

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